À la rencontre de Gilles Berthoud 1996

Dominique Pacoud : Comment es-tu devenu constructeur de bicyclettes sur mesure, et à partir de quelle formation?

Gilles Berthoud : Je me suis installé constructeur le 26/11/1977 exactement, en commençant par vendre des vélos pour vivre, tout simplement, mais avec l’objectif de fabriquer mes propres vélos au plus vite.
Je suis venu à cette profession après avoir travaillé dans un bureau d’études parce que je faisais beaucoup de vélo, de cyclotourisme bien sûr, et je pensais qu’il y avait quelque chose à faire, mon « grain de sel » à mettre à l’époque. Quelle formation : j’avais un BAC de technicien en construction mécanique et une expérience professionnelle en bureau d’études. J’avais déjà fait des plans de cadres et étudié un peu la question…

D. P. Dans ta production actuelle, quelle est la part du 650 vélos et tandem confondus?

G. B. : En remontant au début, à mon installation, j’ai commencé à faire des vélos sur mesure pratiquement tout de suite. Je faisais à l’époque pas mal de 650, ce qui correspondait à mon état d’esprit, à ma philosophie du vélo.
J’ai donc construit pas mal de 650 parce qu’une nette tendance se dégageait dans les clubs pour le véritable cyclotourisme, avec garde-boue, sacoches, appareil photo en bandoulière. Dans les années 80, au moment où tout le monde achetait son vélo, on a vu disparaître un peu tout ça, où les vélos s’allégeaient de plus en plus, la demande est devenue moins importante; je pense que la demande, et on retrouve le phénomène maintenant, devait être suscitée, parce que les gens ne voyaient pas d’autres produits que le vélo léger, dans les magazines, pas autre chose que le vélo de course.

D. P. Peut-on dire que la tendance ait été inversée?

G. B. : Non, la tendance ne s’est pas inversée, mais… cette dernière année, alors qu’on faisait croire à tout le monde que le 650 allait disparaître, en leur faisant peur, on en a parlé un peu plus, et moi le premier.
On a maintenant un bon volant de clientèle, de gens autour de la quarantaine, qui veulent reprendre le vélo et qui arrivent chez moi. Pourquoi? peut-être grâce à une petite renommée… et qui sont à l’écoute de ce qu’on peut leur proposer. Si on prend le temps de discuter avec ces gens là, on se rend compte qu’ils ne savent pas qu’existent des vélos de randonnée,qu’ils n’en ont jamais vu. Mais quand on leur en parle, on s’aperçoit qu’ils sont très ouverts.

D. P. Parce que cela correspond à la pratique qu’ils ont envie d’entreprendre ou de réentreprendre?

G. B. : Oui, mais ils ne savent pas qu’ils peuvent trouver ce type de vélos, ils ne savent même pas qu’il peut exister des types de vélos différents; le « gros boulot” à faire, c’est de discuter avec eux, de les informer, par les revues spécialisées, et à notre niveau à leur dire « attention! si vous voulez pratiquer tel type de vélo, il vous faut une machine comme çà, si vous souhaitez une pratique plus sportive, il vous faut une machine plus sportive, si vous souhaitez plus de confort, il vous faut un vélo comme çà… Et leur faire voir, puisque nous pouvons leur proposer un vélo pour toutes les façons de rouler, que la randonneuse existe et que s’ils ne le voient pas ailleurs, c’est qu’on est resté sur l’élan de 1970 et du vélo léger, tape-cul; même si la tendance reste, ils s’en détournent au profit de plus « grosses » sections, 22, 23…

D. P. Oui, mais dans ta production actuelle, quelle est la part du 650?

G. B. : Si on prend les douze derniers mois, on peut dire que la proportion de ma production en 650 est de 75%, peut-être même plus. On voit souvent une dizaine de 650 qui attendent qu’on vienne les chercher (pas longtemps car on a plutôt du retard!).
La semaine dernière, un couple est venu, cherchant un vélo pour faire des balades, pour voyager à l’hôtel avec de petites sacoches, sans aucune idée de performances particulières, sauf de prendre du plaisir à faire du vélo. Je leur ai montré ce que c’est qu’un vélo sur lequel on pouvait se faire ce genre de plaisir… et j’ai entendu : « Ah mais oui, mais il y a de gros pneus… ». L’aspect, le « look », en effet, n’est pas celui du vélo hyper sportif qu’ils ont l’habitude de voir.

D. P. Sur un plan purement esthétique, on ne peut pas dire que nos randonneuses aient à rougir?

G. B. Pour nous, non! Pour nous, le 650 c’est le plus beau des vélos! mais mets-toi à la place de gens qui n’en ont jamais vu. 650 pour eux égale 650 du facteur ou du « pépé » qui va chercher de la luzerne.

D. P. Tu parles de couples, ce qui me conduit à penser tandem. Quelle est l’évolution de ta production de tandem?

G. B. : Sur le marché français il n’y a pas d’évolution. Par contre le marché Suisse est en progression, on travaille beaucoup pour ce marché. Je ne l’explique pas vraiment, peut-être n’ai-je pas fait grand chose pour que l’on parle de moi au niveau tandem en France.
On a fait vraiment des tandems techniques, vraiment pour faire de la randonnée, qui sont en 26 pouces… parce que ça s’adresse au marché Suisse. On ne peut pas dire que chez nous le tandem soit en progression.

D. P. Que ce soit dans ta pratique de cyclotouriste ou dans ton métier de constructeur, qu’est-ce qui t’a conduit à privilégier le 650? Peux- tu nous dire les qualités et avantages que tu lui trouves?

G. B. : Je veux que mes clients « potentiels » soient contents. Je ne cherche donc pas à leur vendre quoi que ce soit. Le 650, c’est une philosophie, c’est pourquoi il faut discuter avec les gens, pour sentir leurs besoins, s’ils sont des flingeurs, ou des amoureux de la nature qui veulent se déplacer à vélo, il faut bien percevoir les personnages.
Le 650 est vraiment un état d’esprit, avec le 650 on peut mettre l’expression suivante : « les gens qui savent apprécier la vie », qui savent s’arrêter, « boire un coup »; quand on sent qu’on a à faire avec ce type de personnes, on sait qu’ils ne seront pas déçus, car on a aussi une responsabilité, c’est pour ça que je veux discuter avec les gens. Tant qu’on ne les a pas « sentis », on ne peut pas les conseiller.

Si le client ne s’est pas « livré », à coup sûr on va mettre « à coté », et il ne sera pas content de son vélo, ce qui n’est pas notre but!

D. P. Mais sur quoi mets-tu l’accent pour le 650? Robustesse? Confort? Tenue de route?

G. B. Je mets l’accent avant tout sur le confort. On peut dire que les roues de 650 sont un peu plus solides que les roues de 700, et d’autant plus par rapport à des roues ultra légères. Mais l’atout majeur est le confort.

Le deuxième argument, c’est le plaisir de descendre avec un 650. J’ai eu un 650, je me suis fait aussi un 700 en 5/10èmes, fait pour filer… je n’y trouve pas les mêmes sensations et en descente, si je regarde ma roue avant… je prends peur!

D. P. : Un vent de panique souffle parfois sur les 650istes, à propos de la pérennité de leur section favorite, confirmes-tu ou es-tu en mesure de les rassurer?

G. B, : Foutaises! Il suffit de dire aux gens qu’il n’y a plus de sucre pour que les supermarchés vivent la panique! Je suis à 100% pour la CONFRERIE des 650, mais il ne faut pas qu’elle accrédite cette panique.

D. P. En effet, son rôle est au contraire de donner les informations qui rassurent. Il appartient aux constructeurs de confirmer nos affirmations. Il n’y a donc pas d’inquiétude à avoir sur les approvisionnements?

G. B. : De quoi sera fait demain, on le sait. Pour après demain, on verra! Je suis suffisamment conscient du respect dû au client pour ne pas leur proposer aujourd’hui un 650, ou demain, en sachant qu’ils ne trouveront pas de pièces de rechange. Ce serait malhonnête. Pour les grosses pièces, garde- boue, jantes, pneus :
– Des garde-boue de 650, il y en a toujours eu, si un jour il n’y en a plus, avec un 700 on sait faire un 650. Ce n’est donc pas un problème.
– La jante, j’en ai fait fabriquer 1000. C’est vrai qu’il faut y croire et se mouiller, les constructeurs de jantes ayant tendance à avoir de moins en moins de références et à aller vers ce qui se vend le plus. Ils avaient donc décidé d’arrêter, pour ne pas avoir à gérer un stock qui ne tourne pas, car cela coûte trop cher. Je n’ai pas suivi l’avis de mon comptable! J’en ai fait fabriquer 1000 sans me soucier de rotation des stocks, d’argent immobilisé. J’ai fait ça parce que pour moi c’est le meilleur des vélos, parce que des clients et d’autres gens ont des 650 et qu’il n’est pas honnête de les laisser sans pièces de rechange et parce que d’autres gens doivent découvrir ce vélo-là, si cela correspond à leur façon de pédaler. Pourquoi leur dire « non, ça c’était dans le temps ».

D. P. La question qui suscite le plus d’inquiétude concerne les pneus?

G. B. : Les pneus! : il n’y a pas de problème non plus. J’en ai 1000 en stock, ce qui représente pas mal de kilomètres.
Nous travaillons avec une firme Allemande, SCHWALBE, où j’ai un peu mes entrées, comme chez MAVIC, pour les jantes où j’ai l’impression qu’on m’écoute un petit peu. J’ai pris l’engagement de « passer » ces pneus, ils se sont décidés à nous faire ces pneus en partant d’un moule existant, donc ce n’est pas encore le pneu idéal dont on rêve, en gardant comme référence le Super Randonneur de chez Wolber, que nous ne reverrons plus, n’ayons pas d’illusions. Mais ce n’est pas pour autant qu’il n’y a plus de pneus.
Là encore, il ne faut pas noircir le tableau.

D. P. : Pour en rester aux pneus, quelle est la politique de MICHELIN à propos de leur BIB 32? On a entendu à ce propos des choses contradic­toires. Seraient-ils eux mêmes contradictoires?

G. B, : C’est bien là le problème, un vrai dialogue devrait être ferme et pas « anguille », sinon les choses n’avancent pas.

D. P. Comment expliques-tu que des constructeurs, par ailleurs bon professionnels, conseillent et convainquent des cyclotouristes tandémistes, et parfois pourvus de sacoches et de remorques pour enfants, comme j’en ai vu à BRANTES, de leur construire une machine en 700?

G. B. : C’est une question de volonté. Il n’y a pas de raison de se cacher derrière de faux problèmes d’approvisionnement.
Il faut croire au produit.
Je conçois le cyclotourisme avec un 650; actuellement, je n’ai plus personnellement de 650, mon vélo représentant la France au musée « Cycle Center Shimano », (Note de l’interviewer ; j’ai assisté à son emballage, il était à cadre chromé, je ne m’en suis pas encore remis!), je n’ai pas le temps de faire du vélo mais je garde l’espoir de retrouver du temps pour en faire. Si je trouve ce temps, ce sera sur 650.
J’y crois vraiment, il faut se battre pour ça. Si tu savais les heures, le nombre de coups de téléphone que j’ai pu passer, à quel point j’ai pu casser les pieds des gens (et je reste poli!) pour réussir à avoir des jantes et des pneus. Si cette volonté là n’existe pas, ça ne bouge pas. D’autres voient les choses autrement, gèrent peut-être de façon plus serrée, ce qui fait qu’ils ne s’en sont pas occupés. Ce qui devient un petit peu grave, c’est qu’on me reproche de l’avoir fait.
Le tandem en 700 ne se justifie que dans le cas de taille exceptionnellement grande de l’utilisateur; on ne retrouve pas dans ce cas de pivot spécial de fourche assez long. C’est un cas de force majeure. A l’exception duquel le 650 s’impose… ou le 26 pouces.
Je voudrais aussi soulever une question qu’on évoque peu, contrairement aux problèmes de jantes, de perçages à 38 ou 48 trous.
C’est la question des moyeux. Le moyeu n’est pas attaché à un diamètre de jante, mais je constate qu’en augmentant le nombre de trous, on n’a pratiquement plus de matière entre les trous.
Ce ne sont plus les jantes qui cassent mais les moyeux qui s’ouvrent. Il y a sans doute là quelque chose à faire.

D. P. : Te sentirais-tu disposé à fabriquer des moyeux?

G. B. J’y ai déjà réfléchi! Si tu savais tout ce que j’ai déjà dessiné!

D. P. : J’ai aussi entendu la rumeur selon laquelle MAXI-CAR arrêterait?

G. B. : Non!
Je ne suis pas dans le secret des dieux. Les Ets Rousson-Chamoux (MAXI-CAR) viennent de faire rentrer 5000 ébauches, qui leur avaient manqué l’an passé, ce qui a provoqué les problèmes d’approvisionnement et sans doute aussi la rumeur. Ces ébauches sont faites en Italie, ce qui a entraîné des problèmes de retard.
Il n’y a pas de souci majeur. Si Maxi-Car devait arrêter, ce serait une énorme perte, car ce sont les meilleurs, sans équivalent sur le marché.

D. P. Même chez les Japonais?

G. B. : Surtout chez les Japonais! …Ils sont forts pour faire des freins, ils sont forts pour faire des dérailleurs, ils ont fait énormément avancer la technique de l’indexation, mais pour les moyeux et jeux de direction, il faut peut-être les éviter.
Alors que chez Maxi-Car, je pense qu’un moyeu qui a 200.000km n’est pas vieux; de plus j’ai toutes les pièces de rechange, ce qui fait partie de la politique « maison ». Ce n’est pas toujours facile selon les fournisseurs, mais c’est un service que l’on doit au client…

interview réalisée par Dominique PACOUD (adhérent N° 202)
le 04/05/ 1996 et paru dans le numéro 3 de la revue le 650