À la rencontre d’Ernest Csuka 1995

L’interview reproduit ici fut réalisé en 1995. A une époque où le 650 B avait déjà un pied et demi dans la tombe, au point qu’il fut nécessaire de regrouper ses derniers utilisateurs afin de composer une force un minimum importante. Assez, au moins, pour tenter une résistance face aux attaques des 700 C et 26 pouces. Pas loin de 30 années plus tard, deux choses sont à constater. La première, qu’Henri Bosc, gentiment surnommé « l’Apôtre du 650 », fut toute sa vie et restera, tel Noé qui, avec son arche, sauva l’humanité du déluge, celui qui maintint en survie notre diamètre béni. Que le Saint-homme en soit à jamais remercié ! La seconde, que les réponses d’Ernest Csuka, outre quelles sont particulièrement pertinentes (on en attendait pas moins de lui), demeurent parfaitement d’actualité. Et tellement justes, qu’après avoir été puissamment dénigré par l’ensemble du milieu du cycle, entre grosso modo 1980 et 2010, afin de le pousser vers sa disparition pure et simple, c’est le même argumentaire qui assure aujourd’hui la promotion du 27,5 ’’ qui, rappelons-le, n’est autre que notre 650 B de retour, mais par les très influents États-Unis. Ceci expliquant peut-être cet improbable retour en grâce. « Fatitude » quand tu nous tiens…

Henri BOSC – Ernest CSUKA, vous êtes le dernier des grands couturiers du cycle, construisant des randonneuses Alex SINGER de grande qualité dont se sont équipés plusieurs toucher. générations de cyclotouristes, et ce depuis les années 1938, ainsi que vous l’avez précisé. (*) Avez-vous fabriqué beaucoup de 650, et pour quel usage ?

Ernest CSUKA – Oh oui, beaucoup, depuis toujours, d’autant plus que dans le cyclotourisme jusqu’aux années 49-50, la majorité des bicyclettes étaient fabriquées en 650, destinées même à la compétition cyclo-sportive, d’ailleurs…

H. B. – Et depuis les années 1950, et un peu plus tard, quelle était la proportion approximative des 650 – 700 ?

E. C. – Ca a toujours été au maximum moitié-moitié après 1950. Avant, c’était beaucoup plus que ça, les vélos 700 étaient relativement rares, à boyaux pour la plupart, puisque c’était destiné à des vélos de course et non pas de cyclotourisme… Vers les années 1953, il y avait peut-être 20 % de 650 et 80 % de 700.

H. B. – Et depuis par exemple les années 60-70, en tant que constructeur spécialisé en cyclotourisme, avez-vous réalisé beaucoup de randonneuses 650, en particulier pour le cyclo­-camping ?

E. C. – Bien sûr, lorsque le cyclotourisme a redécollé vers les années 72, on a toujours fait entre 30 à 40 % de bicyclettes en 650, parce que les gens voyageaient à vélo.
On trouvait plus facilement des pneumatiques légers en 650 (comme le Super- Randonneur WOLBER, un pneu très agréable).
On pouvait rouler très léger en démontant les porte-bagages fabriqués transformables et amovibles, et le client avait un vélo de tourisme léger.

H. B. – On pouvait aussi aller dans les cols muletiers facilement.

E. C. – Personnellement, j’ai fait des cols cyclomuletiers avec mon vélo de 700.

H. B. – Des pneus plus gros sont quand même mieux adaptés ?

E. C. – Oui, de toute façon c’est exact, on roule plus facilement dans le sable, les cailloux… Mais la raison majeure, c’est que le coussin d’air étant plus grand, on a un meilleur confort d’abord, et lorsque le vélo est chargé, vous n’êtes pas obligés de gonfler à 6, 7 ou 8 Kg pour ne pas toucher.

H. B. – La roue de 650 normalement est plus solide que la roue de 700.

E. C. – Moins flexible, plus compacte, elle est agréable de toute façon parce que c’est une roue qui monte bien. Un vélo de 650 monte bien. Ca monte mieux qu’un 700, ça descend mieux qu’un 700 également, donc à priori, pour une question de rendement, il n’y a que la catégorie du pneu qui peut le définir.
Depuis toujours on a assimilé le 650 au non rendement parce qu’on prenait des 650 demi- ballon. Mais lorsqu’on faisait faire des pneumatiques spéciaux par des artisans (NDLR : les Barrau façon main par exemple), un pneu de 300 gr, qu’il soit de 650 ou de 700, a le même rendement. Maintenant, si vous prenez un pneu de 650 demi-ballon et un boyau ou un pneu extra-léger, bien sûr que le rendement ne sera pas le même.

Lorsque Mutan a fabriqué ces dernières années des pneumatiques en 700 qui pèsent 200 à 220 gr, et qu’il les fabriquait en 650/28, le rendement était identique.

H. B. – C’est pour celà qu’on voit maintenant de plus en plus de vélos de triathlètes en roues de 650.

E. C. – Oui, parce que c’est un vélo qui est très maniable en fait, son centre de gravité étant plus bas, il descend mieux et il monte très bien. C’est une roue qui a un rendement en montagne supérieur au 700, ça c’est indubitable. J’ai longtemps roulé en 650, je n’ai jamais plus souffert en 650 que sur du 700.

H. B. – On ne voit plus actuellement, malheureusement, que des VTT et des vélos de course, et de moins en moins de randonneuses. Je crois d’ailleurs qu’il n’y a que les artisans qui font des randonneuses, on n’en trouve plus dans le commerce courant, que pensez-vous de ce phénomène ?

E. C. – C’est un phénomène de distribution puisque la distribution de cycles ou la fabrication même est passée à 75% d’importation venant essentiellement des pays d’Asie et distribué à 80% par les grandes surfaces.
La proportion de vélos qui est à vendre ou à construire par les artisans ou les industriels français est réduite à 20 %, le problème vient donc de la distribution, puisque le client n’a aucun choix.

H. B. – Et le VTC? Ils ont l’air de réinventer un concept qui existe depuis longtemps avec les randonneuses.

E. C. – Le fameux VTC, c’est le vélo de votre grand-père ou du mien, il n’y a que la forme du guidon qui change. Le Vélo Tout Chemin c’est quoi ? C’est le vélo de 1890 ou 1895 avec un changement de vitesse, c’est tout. Le triple plateau date des années 30, surtout vulgarisé à partir de 1948.

H. B. – Il est de plus en plus difficile apparemment de trouver du matériel pour 6508, que ce soit des pneus, des jantes ou des garde- boue. Continuez-vous quand même à construire des randonneuses en 650, et que pensez-vous de l’avenir dans ce domaine ? Si je veux me faire faire maintenant une randonneuse chez vous, vous me la faites ?

E. C. – Oui, pas de problème ; j’en fais régulièrement environ entre 25 et 40 % de ma fabrication. Pas toujours destiné au marché français, parce que je construis pas mal de bicyclettes pour l’exportation, au Japon, presqu’un vélo sur deux est en 650.

H. B. – Est-ce que là-bas au Japon, ils trouvent des pneus ?

E. C. – La preuve que oui, puisque je leur fabrique des vélos.

H. B. – Est-ce qu’il y a des pneus japonais 650?

E. C. – Probablement, je ne leur vend jamais de pneumatiques.

H. B. – En dehors des BIB 32 MICHELIN, y a t-il d’autres marques ?

E. C. – Il y a aussi HUTCHINSON et chez MICHELIN le 35B et l’ALTIKA de 40, alors qu’il n’y a plus de tandems demi-ballon.

H. B. – Mais utiles aux cyclo-campeurs, pour les cyclo-muletiers et les tours du monde.

E. C. Ça n’a jamais foisonné les tours du monde, c’est archi marginal. Rares sont les BOJ qui ont vraiment roulé à vélo, souvent pour les autres le vélo sert à porter les sacoches et les 3/4 du temps la machine est dans un camion…
Le danger vient d’autre part : à partir du moment où l’industrie du cycle française n’existe plus, le vélo français par définition disparaît également pour faire place à un vélo qui vient d’Orient… Le distributeur n’en a strictement rien à fiche de savoir quelle est la dimension des pneus qu’il y a dessus puisqu’il est vendu les 3/4 du temps pour ne pas rouler longtemps…

H. B. – On a parlé des pneus ; les deux autres points qui préoccupent les utilisateurs de 650 sont les jantes et les garde-boue.

E. C. – Pour les jantes, ce ne sera peut-être pas un problème à partir du moment où il y a de la demande, car la fabrication se fait avec une machine très simple dont on peut régler le gabarit, 700 ou 650 selon les besoins. Pour les garde-boue, il suffit de les commander pour les avoir, mais les besoins sont très limités car des garde-boue bien montés durent très longtemps. J’en ai qui ont 25 ans d’âge.

H. B. – En conclusion, vous pensez qu’on peut être raisonablement optimiste pour l’avenir du 650 ?

E. C. – Oui raisonnablement optimiste, mais la question se pose pour l’ensemble des randonneuses aussi bien 700 que 650.
Il y a un problème de clientèle, avec la généralisation des vélos de course qui limitent considérablement les déplacements ; il leur faut une voiture.
Il y a un gros problème d’information au niveau fédéral… la pratique actuelle du cyclotourisme est un cyclotourisme déformé…

H. B. – Merci Ernest CSUKA pour cet entretien

(*) Ernest CSUKA, neveu d’Alex SINGER (1905-1966) a pris la suite de son oncle, avec son frère Roland, récemment décédé; il poursuit la grande tradition des couturiers du cycle dont Camille DAUDON, NARCISSE et René HERSE, ainsi que Jo ROUTENS ont été avec Alex SINGER et quelques autres les représentants les plus connus.

(Voir « Alex SINGER, ou le savoir-faire de l’artisanat » – Cyclotourisme n° 418, Juin 1994)

Propos recueillis par Henri BOSC, paru dans le numéro 2 de la revue Le Six Cent Cinquante