À la rencontre d’Olivier Csuka 2015

Dix ans après l’interview d’Ernest Csuka, partie depuis quelques année monter des randonneuses célestes pour initier le Seigneur et ses anges, c’est Olivier, le fils d’Ernest et continuateur du glorieux antre de Levallois que nous avions rencontré. Rien de changé sur l’Esprit, avec un grand « E », de l’entreprise : grosse qualité mais prix en rapport pour une pratique la plus traditionnelle possible. Avec la volonté affirmée surtout de répondre au plus près de la demande du client. Mais du client reconnu ! Car, sans parler de secte, ce qui serait exagéré, disons qu’ici nous ne sommes pas dans la boutique du sourire forcé (sic) et de la roublardise. Chez Singer on est, et on a toujours été, déjà avec Ernest, dans le brut de décoffrage, on est dans la passion et loin du gagne petit. Par rapport au patron, les clients sont
« in » ou son « off » et on le leur fait sentir (CQFD). 

Par rapport à l’interview de son père donc, pour Olivier pas vraiment de changement sur le fond en interne. Mais c’est en externe que désormais les difficultés surgissent. Le vélo est passablement devenu tendance et c’est donc tout le milieu qui s’est métamorphosé et si le client était roi avant, il subit aujourd’hui. Quant aux productions qui sortent de l’atelier, si elles ne sont plus les seules à être magnifiques, elles restent toutefois des joyaux, de plus, auréolées de gloire.

Cycles Alex Singer, la qualité tranquille

Dernier des grands artisans qui firent la renommée mondiale de la fabrication française, les cycles Alex Singer demeurent, contre vents et marées, porteurs d’une certaine éthique cyclo-touriste. Désireux de faire le point avec Olivier Csuka, actuel patron de l’entreprise, sur l’état du milieu cycliste lorsqu’on l’observe du point de vue serein de celui qui a pris du recul par rapport à la société de consommation, nous avons rejoint le sanctuaire de la rue Victor Hugo à Levallois-Perret.
C’est dans l’ambiance chaleureuse de ce lieu « cyclistement » parlant hors du temps, que nous avons d’abord amicalement partagé le café, avec le « boss » et quelques amis, réunis autour de la table, dans l’appartement au-dessus du magasin.
C’était déjà une évidence avant la rencontre, mais c’est largement confirmé après : on découvre le même paysage cyclo-touriste que l’on se place sur le pas de porte du 53, rue Victor Hugo ou au balcon du 8, rue Raymond Lefèbvre.

Patrick jean : Olivier, peux-tu nous faire en quelques mots l’historique des cycles Alex Singer ?

Olivier Csuka : mars 1938. C’est pour fuir une révolution qu’en 1919, deux jeunes gens ont quitté la Hongrie pour venir travailler à Paris. L’un s’appelait Jean Csuka, c’était mon grand-père paternel, l’autres’appelait Alex Singer, c’était l’oncle par alliance de ma mère. Jean était plombier, Alex était peintre et couraits ous les couleurs du VCCA (Vélo Club Courbevoie Asnières). Il a même couru avec Charles Pélissier. Autour des années 1930, il s’est mis au cyclo-tourisme. Grâce à l’aide de de membres de sa famille et quelques amis mécaniciens chez Renault, puisqu’à l’époque on pou­vait changer facilement d’emploi, il a décidé de se monter marchand de cycles. A l’origine, la SARL comptait une douzaine d’actionnaires, tous mécaniciens de haut niveau, capables de fabriquer leurs outils de travail.

PJ : et comment s’est construite la­ renommée des cycles Singer ? 

OC : il faut d’abord savoir qu’A. Singer n’était pas mécanicien ! C’était un entrepreneur qui avait des idées. Les chevilles ouvrières, avant guerre, c’étaient quelques colla­borateurs outilleurs et amis, et après guerre mon père qui fut un grand mécanicien.

PJ : à quelle date Ernest, votre père, a-t-il débuté dans la maison ? 

OC : en août 1944, il avait 14 ans. Il a commencé, comme son frère Roland, lui aussi grand faiseur de la maison, en tant qu’apprenti. Ce fut une époque de grand déve­ loppement car il n’existait pas depièces manufacturées. Chaque constructeur devait donc fabriquer ses pièces : dérailleurs, potences, etc… Alex Singer avait les idées et mon père les réalisait. Il y a eu aussi d’autres techniciens qui ont formé mon père, dont mon autre grand-père Paul Raymond, qui fut un grand outilleur. C’est sur la machine particulièrement précise, conçue à cette époque, que nous construisons encore nos cadres aujourd’hui.

PJ la maison Singer est une référence parmi les cyclo-touristes de longue date. Chez ceux que l’on nomme les « nouveaux », qui ont grosso modo moins de 45 ans, elle est un peu retombée dans l’ombre. Comment vit-elle ce pseudo anonymat ?

OC : la maison Singer, elle, ne va pas chercher forcément à s’imposer dans un milieu dans lequel elle ne se reconnaît plus. Ma première semaine fédérale j’avais 16 ans. Aujourd’hui, la SF je n’y vais plus. Il y a encore les confréries : 650, cent cols et autres, au sein desquelles nous avons une clientèle encore vivace, mais pour le reste la SF ce n’est pas notre public. Mais ça, c’est l’évolution de la société. Nous, nous n’avons pas changé. Une petite perte en notoriété, oui, mais le marketing ce n’est pas notre truc, même si c’est cela qui aujourd’hui dirige l’activité. Pour illustrer le changement, par exemple, il y a quelques décennies, il y avait dans chaque ville un agent Peugeot, un agent Gitane, un agent Moto- bécane, etc… le représentant passait, les agents faisaient remonter les désirs des clients jusqu’à la direction du fabricant qui tâchait de répondre au mieux à la demande. Aujourd’hui, c’est tota­lement l’inverse. Ce sont des ingénieurs qui ne sont, souvent, pas des cyclistes et n’ont aucune connaissance des besoins du pratiquant, qui conçoivent des produits. Ensuite, les entreprises annoncent : voilà ce dont vous disposez, vous devez faire avec ça. C’est une affaire commerciale et, à mon avis, la Fédération Française de CycloTourisme a une res­ponsabilité là-dedans qui est énorme.

PJ : en terme de nombre, le volume de « vrais » cyclos… de « vrais » c’est un peu prétentieux…

OC : non, non I! Je suis d’accord avec vous.

PJ ce nombre de cyclos d’expérience capables de vraiment cibler leurs besoins n’a pas vraiment changé ? Beaucoup de gens qui font du vélo de nos jours, le font par mode, parce que le vélo est dans l’air du temps, mais sont- ce des cyclistes qui pédaleront toute leur vie ?

OC : non, pas du tout. Une étude a été faite : il y a quelques années, un jeune pratiquait 2 ou 3 sports dans sa vie. Aujourd’hui, c’est 12 ou 13 licences différentes dont il sera titulaire. C’est purement du consumérisme. Lorsque le jeune n’atteint pas un niveau de suite, en vélo comme ailleurs, il change de sport. Hors, comment atteindre un niveau si l’on n’a pas 4 ou 5 années de pratique ?

PJ revenons à la machine vélo. Chez Singer quel est le pourcentage de randonneuses dans la production totale de vélos ?

OC c’est environ 80 %. Pour une raison très simple, si le gars veut un vélo de course, il le trouve partout. Donc s’il vient vers nous c’est forcément pour une randonneuse. N’importe qui est capable de faire un vélo de course. Il achète un cadre à Taïwan, il choisit un groupe, et en 2 heures il monte un vélo. Maintenant quand il faut monter des garde-boue, enfiler des fils élec­triques, passer des pneus de 28 ou 32 c’est beaucoup plus compliqué. Quant à la fabrication des porte- bagages… j’en parle même pas. Cela dit nous construisons de plus en plus de vélos de course. Mais pour des gens qui ont déjà des vélos de course et qui reviennent à du plus traditionnel parce qu’ils constatent le confort de l’acier et se disent qu’ils se sont bien faits avoir en roulant sur du carbone. Sans parler du prix, puisqu’ils payent 10 à 12000€ des machines qui coûtent 50 fois moins à la production.

PJ : et la production de 650 ?
OC : il y a toujours eu le débat 650 – 700… Le 650, c’est d’abord une question de taille. Si le gars fait 1,90 m, d’emblée je ne vais pas lui proposer un 650. Ensuite, il y a les contraintes. S’il s’agit de partir autour du monde avec 40 kg de bagages, le 650 est plus adapté. Quand j’étais jeune j’ai roulé en 650, pourquoi ? Parce que j’étais petit. Arrivé à la taille adulte, je suis passé naturellement en 700. Mais je suis persuadé que le 650 est une très bonne taille de roue. C’est une roue qui monte très bien et qui descend très bien aussi. Une anecdote : nous avons ici dans la vitrine un 650 que mon père avait acheté à un client en disant : « cesera pour moi quand je serai vieux !.. » Il est toujours resté pendu… Des 650, nous en avons fait beaucoup pour les Japonais, qui sont des gens plutôt petits. Mais en pourcentage, environ 30 % de 650. Le sixcencinquantiste recherche avant tout le confort. Il veut être bien sur son vélo. Et c’est important !

PJ : vous fabriquez des vélos sur­ mesure, comment définissez-vous cette notion ?

OC : sur la notion de sur-mesure, on entend beaucoup de conneries ! On calcule à l’ordinateur les angles
à la seconde, les longueurs au millimètre près, mais on est là dans le délire II! Je dirais moi qu’un centimètre, même deux, ce n’est pas grave. Par contre ce qu’il faut c’est que votre vélo soit adapté à votre pratique. Si on prend deux personnes qui ont la même morphologie métrique, la même
longueur de segments, mais si l’une a 75 ans, pèse tant de kilos et habite dans telle région, et l’autre a 35 ans, pèse moins ou plus, habite une autre région et suit une pratique plus sportive, vous n’allez forcément pas leur construire le même vélo. C’est cela le vrai sur-mesure. Le vélo vraiment adapté. Et adapté maintenant… mais aussi dans le temps. Pour une personne qui part à la retraite par exemple, en fonction de son ancien métier, de son passé sportif et d’autres critères de ce type nous devons lui faire un vélo adapté. Sous peine de le voir rapidement se décourager. C’est notre rôle également de lui expliquer, au-delà de ses choix propres de sorties en club parexemple, tout ce qu’il va pouvoir faire avec sa machine. Bien sûr qu’il y a la morphologie, on ne va pas lui faire un vélo pour le voisin, mais faire du sur-mesure, c’est aussi faire de l’adaptation à la personnalité. Dans ce cadre, le 650 répond plus précisément à certains besoins, certaines régions, impératifs de charge, de terrains, etc…

PJ : vous avez toujours affirmé n’avoir jamais manqué de matériel 650…

OC : jamais ! Il n’y a jamais eu rupture ! A ce sujet, il faut dire que la Confrérie nous a beaucoup aidé
et que nous avons beaucoup aidés la Confrérie. A l’époque critique du 650, Philippe Petit, qui était un ami de la maison, a fait beaucoup pour le diamètre. Henri a été l’Apôtre c’est vrai, mais c’est Philippe qui a pris son bâton de pèlerin pour créer un cahier des charges, pour les jantes notamment.

PJ : toujours à propos du matériel, les bruits courent toujours chez le vélociste lambda que le 650 B, on en trouve plus…

OC : c’est vrai ! Mais la preuve que le milieu du cycle se rend compte que le 650 B roule bien, c’est l’avènement du 27,5… Le commerce aujourd’hui se développe en criant toujours à la nouveauté. Mais dans le cas du vélo, et c’est mon père qui me disait cela : pratiquement tout a été fait et a toujours existé… Dans les années 30, les gens étaient inventifs et les matériels étaient faciles à produire.

PJ : comment sont nés les pneus japonais « Grand Bois » ?

OC : d’abord ce qu’il savoir, c’est que Ikuo et Harumi Tsuchiya, patrons de « Grand Bois », sont des clients de toujours. Ils ont appris beaucoup de choses ici. Comme Jan Heine installé, lui, aux USA. Ce sont tous les deux de grands passionnés de leur métier qui ont chacun créé leur entreprise, le premier à Kyoto, le second à Seattle. Et c’est très bien. Ils montrent ce qu’est le vélo dans leur pays d’origine. Pour ce qui est des pneus, il faut savoir que ces gens-là ont une grande capacité de production avec Taïwan à côté. Lepremier pneu fut le 700 x 23, baptisé « Col de la Madeleine ». Pourquoi ce nom ? Parce que c’est celui du dernier col qu’a monté monpère. J’avais eu l’idée de demander à Ikuo s’il pouvait me faire un pneu ultraléger. C’était à Noël, et en mars je recevais un colis avec 4 pneus. Hélas, en un mois ils étaient ruinés. J’ai transmis l’info au Japon, et puis plus de nouvelles. Et en octobre je recevais un colis de 20 pneus de la seconde version. Avec des gars du club nous les avons testés tout l’hiver et comme ils fonctionnaient  bien, j’ai demandé à « Grand Bois » d’étendre la production à toute la gamme, 23, 26, 28 en 700 et 32 en 650.

PJ : est-ce que vous arrivez toujours à trouver des pièces dites traditionnelles ?

OC : nous avons connu une période de disette. Dans les années 2009 par là, nous avions même des difficultés à trouver des baguettes de soudure. De ce fait, nous avons dû nous remettre à fabriquer certaines pièces, notamment des potences à plongeur. Du coup, je n’arrête pas d’en faire parce que les clients trouvent ça chouette. Mais maintenant, du fait que ce marché se redéveloppe au Japon, aux Etats- Unis, les gens comprennent que l’on peut faire autre chose que le tout carbone et on recommence à trouver des choses : pédaliers, potences, cintres ronds, etc… Restent les pédaliers. Il faut savoir qu’en France on a toujours TA et Stronglight ; il faut promouvoir les marques françaises, qui fournissent toujours toutes les dentures et toutes les longueurs de manivelles. Les marques ont toujours proposé des machines avec de trop grosses dentures. Le point positif que l’on doit au VTT, c’est d’avoir permis aux gens de découvrir que l’on pouvait rouler avec de petits développement­s. Le gros problème aujourd’hui, c’est de trouver des dérailleurs qui encaissent les différences de braquets. D’autant que l’on ne trouve presque plus que de l’indexé et que les fabricants s’arrangent pour que leur système ne soit pas compatible avec les autres. Par ailleurs, nous n’avons jamais autant fait de vitesses au cadre qu’aujourd’hui. Certains affirment que l’on n’en trouve plus, c’est faux ! Il existe des manettes au cadre dans toutes les marques. Chez Suntour, il existe même des manettes au cadre à rétrofriction.

PJ : et votre avis sur ce que l’on appelle le « compact », à deux plateaux ?

OC : c’est une affaire commerciale uniquement ! C’est un peu comme l’histoire du slooping. Cela permet de limiter la production à trois tailles : petit, moyen et grand, et roule ma poule, on fait des économies. Mécaniquement, déjà, c’est une aberration, la chaîne en 11 dents est très fine, de plus elle travaille souvent avec une très mauvaise ligne ; quant à son prix je ne vous dis même pas… Et puis il est impossible d’obtenir les dentures que l’on souhaite. Je suis désolé, mais lorsque mon client me demande un 41 dents, ou un 43 dents, j’estime que je dois le lui fournir. C’est son choix II! Et j’estime qu’il est normal aujourd’hui de fournir ce que le client demande. 

(NDLR : c’est sur le point relatif au « compact » qu’OIivier avait débuté l’entretien. En fulminant contre un article paru dans la revue « Cyclotourisme » qui, sans faire l’apologie de ce prétendu épatant système, concluait dans la sou­ mission au tout puissant commerce à peu près en ces termes : « il faut vivre avec son temps, le compact marche bien et la disparition du triple, ce n’est pas une catastrophe. » Commentaire qu’il con­testait avec virulence : « non, ce n’est pas une catastrophe… mais c’est une grosse connerie II!»

Propos recueillis par Patrick Jean, paru dans le numéro 39 de la revue Le Six Cent Cinquante