Cet article est paru initialement dans le n° 7 de Sacoches & Vents Contraires.

Ce dimanche, je prends mon café en terrasse en lisant un article du Monde titré « Le tourisme à vélo accélère son essor ». C’est le genre d’article à visée socio-économique qui ne semble rien révéler de neuf mais à le mérite de fixer les idées de ceux qui suivent déjà un sujet particulier. Dans ce texte-là, quelques faits précis : la France est la deuxième destination mondiale pour les cyclotouristes, et un cyclotouriste moyen dépense 68 € par jour là ou un touriste tout aussi moyen dépense 55 €.

Une certitude affirmée tout au long de l’article c’est le parallélisme entre l’émergence d’un réseau (hébergements, voies vertes…) et ce développement du cyclotourisme, sans qu’il soit clairement établi qui de la poule ou de l’œuf…

Le réseau en question a démarré plutôt avec des initiatives locales ou associatives (accueil Warmshowers, aménagement de quelques sorties de ville), mais il se professionnalise à grande vitesse, avec des services labellisés « Accueil vélo » qui comptent maintenant plus de 6.400 prestataires surtout établis le long des voies vertes qui ambitionnent 26.000 km en 2030, qui vivra verra.

Plus de biens et plus de liens

Il faut dire que le cyclotourisme moderne se passe difficilement de différents services qui de simples commodités finissent par être indispensables. Durant longtemps la seule énergie utilisée était musculaire, y compris pour l’éclairage nocturne, mais il faut maintenant penser à recharger régulièrement nos prothèses électroniques (téléphone et GPS), parfois même les nouveaux changements de vitesses électriques. Et je ne parle pas des VAE, c’est encore plus flagrant. Tout cela implique de passer la nuit à proximité d’une prise 220 V, qui ne se trouve pas derrière le premier platane venu.

C’est le premier niveau de dépendance, mais les cyclotouristes que je vois passer au gîte du bord du grand bassin (à 200 mètres de chez moi) racontent une autre histoire. Pour la plupart, ils ne sont pas en mode « bête de somme », mais arrivent avec juste la sacoche contenant le smartphone déjà cité, le reste des bagages étant véhiculé par le fourgon de l’organisation. Méthode de voyage expérimentée depuis longtemps par notre FFCT pour ses lointains voyages. Ce n’est pas un jugement moral, c’est simplement le constat que ce mode de voyage implique plus de dépendance à l’égard de tiers. Difficile de parler de cyclotourisme autonome.

Une dépendance généralisée

Ce changement je le constate dans d’autres pratiques voyageuses. Lors de mes déplacements vespistes, difficile de trouver un camping qui offre simplement une banquette herbeuse pour planter la tente (du camping en somme). Beaucoup louent mobile-home et bungalow, avec quelques emplacements pour les camping-cars éventuels. Et l’aménagement global suit une logique identique, avec généralisation de la piscine et de la supérette. Et de la sonorisation (ah, la « sono »…).

La randonnée pédestre suit le même chemin que le cyclotourisme et le camping, avec des itinéraires balisés, fréquentés et souvent parcourus avec de l’assistance logistique, le minimum « vital » étant de pouvoir maintenir son smartphone gonflé à bloc.

Au siècle précédent dominait l’idée de « temps libre » comme rupture avec les impératifs de rentabilité et d’efficience dominant le monde du travail. Aujourd’hui l’efficience consumériste se généralise, aussi bien pour retenir ses places de gîte que pour réussir à décrocher des places de train un peu moins coûteuses, parce que le « yield management » frappe là aussi. Le résultat étant une pénétration des réflexes professionnels dans le monde du loisir. Au retour, chacun est invité à noter la performance des divers services utilisés, ce qui permet parfois (souvent ?) de compenser les avanies subies au boulot.

L’effet individuel

Si les effets négatifs de la sur-fréquentation sont maintenant bien documentés, il reste à prendre conscience de ce que cette évolution provoque sur la mentalité individuelle. La première victime, c’est l’esprit de flânerie, que j’ai toujours estimé indispensable à tout loisir.

Le touriste moderne et responsable va installer les « applis » qui lui permettront de trouver le bon billet pas cher, ou le poste de recharge électrique ki-va-bien, pour aboutir dans le camping/gîte/hôtel sélectionné selon les appréciations plus ou moins bidonnées. Et d’aller ensuite visiter les « cinq sites à voir absolument » à Glandu-sur-pécore. Il ne s’agirait pas d’en avoir moins que pour son argent.

Le cyclotourisme et la randonnée pédestre, par la modestie des moyens indispensables au déplacement, permettent en principe une forme d’affranchissement de beaucoup de contraintes. Ce qui devrait inciter à faire bon usage de cette liberté retrouvée pour découvrir, expérimenter, bref, pour improviser sans trop de souci. Comme l’expliquait déjà l’ami Étienne* : « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres ».

Hélas, nos nouveaux affranchis du temps libre vont en masse s’ingénier à se remettre la laisse (souvent électronique). Je ne parle pas des abonnés du « KOM » (king of mountain), challenge permanent lié à l’application « Strava », ceux qui s’y adonnent étaient déjà contaminé par l’esprit couraillon avant Strava. Je parle de tous ceux pour qui « c’est gratuit » est le corollaire du « c’est pratique ». Je suis toujours ébahi par le nombre de réseaux auxquels sont inscrits ceux qui m’entourent, avec réception permanente des « notifications » qui manifestement sont indispensables à leur sentiment d’exister.

Comment rester disponible pour l’environnement naturel immédiat lorsque l’attention est déjà captée par un environnement sonore de jingles signalant lesdites notifications ? De la même façon, quelles libertés reste-t-il lorsque tout le voyage est planifié, réservé, encadré par divers services rendus indispensables par la dépendance énergétique ?

Je me souviens encore du puissant sentiment de liberté qui accompagnait mes premiers voyages à moto dans le sud de l’Italie, sans aucune prévision ni réservation, juste un vague canevas-prétexte (aller voir la villa Adriana en passant près de Rome). Impossible de retrouver cela dans un monde balisé ou chaque véhicule est guidé à coup d’algorithmes (« à 300 mètres, prendre la deuxième sortie à droite »).

Guy Chartier

* de La Boétie